Auteur : Amélie Quasthoff
La langue est toujours liée à une culture, à des émotions et à des valeurs. Elle fait partie de notre identité. Quand-est-il donc des personnes bilingues ou multilingues ? Portent-elles en elles plusieurs identités ?
La langue et la grammaire
Des chercheurs de l’université de Lancaster au Royaume Unit ont découvert que notre façon de voir le monde est fortement liée à la langue. La façon dont un anglais ou un allemand voit une certaine situation dépendra de leur langue et plus particulièrement des différences grammaticales entre ces deux langues. En anglais on peut dire « I was sailing to Bermuda and I saw Elvis » ou « I sailed to Bermuda and I saw Elvis ». Une nuance grammaticale qui n’existe pas dans la langue allemande. Les chercheurs ont pu observer que l’anglais se concentrera sur l’action (par ex. un homme marche) et l’allemand sur ce qui résulte de l’action (par ex. l’homme quitte la maison et rentre dans un magasin). Un bilingue verra la situation différemment selon la langue dans laquelle elle sera décrite. Cela pourrait être une raison pour laquelle de nombreux bilingues (2/3 des bilingues, d’après une étude de 2001-2003) ont l’impression d’être une autre personne quand ils parlent dans une autre langue.
La langue et la morale
Les personnes bilingues ont la possibilité de changer de registre de valeurs et d’émotions selon le contexte et la langue parlée. Une étude de 2014 menée par le chercheur Albert Costa a révélé que les personnes réagissaient différemment face à un dilemme moral selon la langue dans laquelle le dilemme leur était posé. Voici le dilemme posé aux personnes interrogées : « un wagon se dirige vers un groupe de cinq personnes situées sur la voie ferrée, incapables de bouger. Tu te situes à portée de main du levier qui peut diriger le wagon vers une autre voie ferrée sur laquelle se trouve une seule personne, sauvant ainsi la vie de cinq autres personnes. » La plupart des personnes interrogées activeraient, sans trop d’hésitation, le levier pour sauver les cinq personnes situées sur la première voie. La réponse à ce dilemme prend une tournure plus complexe lorsque les données du dilemme changent : « La seule façon d’arrêter le wagon et de sauver les cinq personnes bloquées sur la voie ferrée, est de pousser un étranger corpulent d’un pont pour ainsi bloquer la voie et arrêter le wagon. » Contrairement à la première variante du dilemme, les personnes interrogées ont plus de difficulté à jeter la personne du pont quand le dilemme leur est posé dans leur langue maternelle que quand il leur est posé dans une langue étrangère. La langue maternelle, souvent la langue des émotions, propulse le dilemme au niveau de l’affectif. En revanche la langue étrangère permet d’analyser la situation de manière détachée et de prendre une décision plus cérébrale qu’émotionnelle.
Etre bilingue ou multilingue permet donc d’avoir une vue plus globale et diversifiée du monde. Cela est d’un côté lié à la structure même de la langue, sa grammaire et de l’autre côté à la culture et aux valeurs que cette langue engendre. Revenons à la question de l’identité d’une personne bilingue ou multilingue : elle ne porte en elle non pas différentes personnes monolingues (ce qui lui donnerait un aspect schizophrène), elle se compose plutôt de différentes parties de chaque langue pour en former sa propre identité. Comparable aux différentes identités que nous incorporons on sein même de notre famille : celle de mère, de sœur ou de fille etc. Une personne bilingue ou multilingue possède un registre de valeurs dont elle est libre de jouer selon la situation.